Libération
~ Adrien Sina 1998

Sina, l'homo virus

Cyberpenseur, il crée un site web pour les minorités. Artiste, il expose son dégoût d'une société "hygiènisée" à l'extrême. "Virus(s)eur", il baigne dans la technologie pour mieux dénoncer ses dérives. Adrien Sina, l'homme alternatif.

par Annick Rivoire

le 3 avril 1998

Photo:DENIS ROUVRE

Adrien Sina










"A défaut d'un territoire de partage, d'écoute et d'humilité, d'un territoire pour tous ceux que l'on rejette, tous ceux que l'on abandonne et tous ceux que l'on oublie, il faut le Droit."
irus(s)er les choses", partout et contre tout. S'il fallait trouver le fil d'Ariane à la conduite d'Adrien Sina, ce pourrait être cette position "alternative" qu'il adopte vis-à-vis du monde. L'homme a de multiples qualités: artiste, il expose à Paris en ce moment (1); architecte, théoricien et urbaniste, il intervient dans des colloques, à la Fête de l'Internet; philosophe et citoyen, il lance un Parlement virtuel des minorités sur son site web, tisse des liens entre "Héraclite et la ville"; professeur, il enseigne la "performance multimédia" à de jeunes artistes. Car "rien ne vaut une démarche à la Molière: itinérant pour virus(s)er l'époque", pour "résister", "se salir les mains", "aller contre la culture informatique", "inventer" et être "un électron libre". Ainsi parle Adrien Sina, 37 ans, avec toujours le souci de bien se faire comprendre, la peur qu'on se méprenne sur ses intentions, ses obsessions. A la première rencontre, inversant le rapport interviewé-intervieweur, c'est lui qui vient avec un dictaphone.

Adrien Sina parle d'une voix douce et véhémente à la fois, passe d'un sujet à l'autre en brassant les mots à mesure qu'il chasse sur la table d'invisibles miettes. La fusion pluridisciplinaire, qu'il enseigne cette année en atelier à l'ècole régionale supérieure d'arts plastiques de Tourcoing, il la maîtrise, passant sans sourciller des robots liquides organiques ñ un des projets sur lequel il planchera à l'automne, en résidence d'artiste du Pasadena Art Center (Etats-Unis) ñ au Parlement virtuel des minorités. Sur son site, qu'il vient de peaufiner au CICV (un centre de production artistique multimédia), il présente les "matrices d'une éthique planétaire", texte fleuve et juridique écrit de sa main, qui servirait de base de discussion (ouverte aux internautes) pour une "citoyenneté politique à l'échelle de la planète". Parce que, "á défaut d'un territoire de partage, d'écoute et d'humilité, d'un territoire pour tous ceux que l'on rejette, tous ceux que l'on abandonne et tous ceux que l'on oublie, il faut le Droit".

Du droit contre l'arbitraire, il en vient à parler du corps, et d'"Hygiène", l'exposition à laquelle il participe au côté d'architectes (Diller-Scofidio), d'artistes (Orlan) et de photographes (Sandy Skoglund). Sa contribution: trois miniécrans plats, reliés entre eux et éclairés, sur lesquels sont scotchées ("avec du matériel chirurgical", précise-t-il) des photos de traces du corps: seringues, compresses de sang, cheveux... L'installation s'intitule [hygiene/e-gene] ~ :: [identity crime] ~ . Crochets et signes cabalistiques sont du ressort de l'artiste, qui en truffe la plupart de ses écrits, comme une sorte de signe distinctif, pour être "contre" l'écriture. Ces images sont "les déchets de notre hygiénisme technologisé", qui "peuvent se retourner contre nous, trahir nos secrets les plus intimes, innocents ou pervers, transformer chacune de nos traces en piéces à conviction d'un crime, celui d'avoir eu une identité". L'écran vidéo souligne la convergence entre ces traces "physiques" et celles que laisse l'individu dans l'univers technologique (numéro de Carte bleue, identités électroniques...), alors que le corps n'y a pourtant plus sa place.

Mais quel rapport peut-il bien trouver entre l'hygiène, Héraclite, la technologie et les bidonvilles ? "Il y a une proximité, un parallélisme entre le bidonville, ses habitants et le cyberespace, une continuité de la chair individuelle à la chair collective", dit-il tranquillement. Il faut souvent l'interrompre pour tenter de suivre la logique de son raisonnement. Non pas que le débit soit trop rapide, mais il aime tellement les mots qu'il finit par parler pour ne rien dire, pour le plaisir de les mélanger, à coups de "morphogenèse", "embryogenèse d'un vivant cosmologique", "fluctuations fugitives et transitions amorphes".

Derrière cet enchevêtrement de la pensée, ce fatras intello-jargonisant, Adrien Sina a une constance: l'éthique. Une éthique de la responsabilité, celle qui fait que les artistes posent les "questions les plus oubliées des politiques contemporaines". Type: "Quelle place restera-t-il au corps face aux paramètres structurels d'un environnement technologique qui le remet en question jusque dans ses droits les plus fondamentaux?" Virus(s)er l'époque, c'est aussi expliquer, tenter de trouver des solutions: "Les myxomycètes (des amibes qui adoptent un comportement "social" quand elles sont en danger de mort, se regroupant pour survivre, ndlr) ont le sens de l'être-ensemble, un sens qui les renseigne sur leur position relative par rapport aux autres."

Et c'est tout naturellement qu'Adrien Sina est passé, en l'espace d'une demi-heure à peine, de l'éthique planétaire aux myxomycètes. Car son credo, à la frontière entre art, architecture et science du vivant (ses mentors s'appellent Louis Bec, zoosystémicien, et Paul Virilio, urbaniste), c'est l'avènement d'une "civilisation organique". De quoi s'agit-il donc encore? Et le virus(s)eur d'expliquer: "La société postindustrielle, je n'en vois pas les effets: on a jeté l'industrie, mais on pense encore en mode industriel. Il y a pourtant une piste de recherche, celle du dépassement homme/machine en faveur du corps." Il est urgent, dit-il, de dépasser la machine, "inférieure à l'homme", donc "vouée à disparaître", de penser l'architecture et le corps qui va avec, de "réfléchir sur le vivant en regardant les solutions posées par le vivant". Lui aimerait développer la robotique "organique", des "microrobots vivants, liquides, à base de bactéries". Et quand on lui dit que cela semble au mieux utopique, au pire, totalement farfelu, il répond: "Au Japon, ils ont inventé des cafards mécaniques, de vrais cafards sur lesquels on greffe un ordinateur pour en faire des "agents"".

(
1) Hygiène, jusqu'au 14 mai à l'espace d'art Yvonamor Palix :
13, rue Keller, Paris XIe. Du mardi au samedi de 14 h à 19 h.

Adrien Sina: > SiteWeb_1. [ Virtual Urbanity ] :

http://www.virtual~urbanity

> SiteWeb_2. [ Virtual Parliament ] : ( links from GreenNet and Amnesty International )

http://www.virtual~parliament



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