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[ Virtual Urbanity:
The Continuum Body-World in Real Time ]
Discussions : Paul Virilio -
Adrien Sina
Fragment 1 :
Adrien Sina: une de mes interrogations est qu'il y a des
permutations, des inversions dans la définition- même
de l'art ou de l'architecture qui doivent nous donner à
réfléchir sur le sens de nos interventions sur
la ville. J'ai vu l'uvre de survie des sans-abris de Los Angeles.
Il s'agit de structures éphémères déployées
de façon très discrète. Il y a là
une richesse de dialogue avec l'espace de ville, de symbiose
corporelle avec la chair de la ville. Ils se mettent dans des
rues où il y a déjà un réseau de
lieux humanitaires ou associatifs. Ils sont dehors parce qu'ils
sont des pauvres de seconde classe, exclus même des foyers
d'accueil qui pourtant leur sont destinés. Alors ils gravitent
tout autour
Paul Virilio: ils sont dans la petite banlieue
Adrien Sina: dans la petite banlieue des petits centres.
Il y a une délicatesse dans leur insertion dans la ville
et dans leurs réseaux éphémères
Paul Virilio: pareil au japon
Adrien Sina: absolument, une délicatesse, une modestie,
une esthétique de la discrétion
Paul Virilio: d'humilité
Adrien Sina: cette humilité qui marque l'esprit
lorsqu'on voit leur urbanisme par rapport à l'urbanisme
arrogant des quartiers d'affaire et à ses mises en scènes
monumentales. Et peut-être que cette humilité diffuse
est un matériau de réflexion pour l'urbanisme futur
qui de toute façon devra tenir compte de la place accordée
à chacun. Il est indispensable de recentrer la réflexion
et de dire quel est le sujet de cette civilisation vers laquelle
nous nous acheminons. Le sujet de ce monde n'est pas l'information
ni le virtuel ni la vitesse, c'est l'Homme qui doit négocier
son avenir avec ces nouveaux paramètres qui le remettent
en question
Paul Virilio: il n'y a pas d'au-delà de l'Homme.
Vous savez, il y a une phrase extraordinaire sur laquelle je
travaille en ce moment. C'est une phrase d'Hildegarde de Bingen
qui est une grande femme visionnaire, Sainte Hildegarde, une
femme qui a fait de la musique... Elle dit cette phrase qui est
extraordinaire "l'Homme est la clôture des merveilles
de Dieu", le mot clé c'est clôture. Cela veut
dire que l'Homme n'est pas le centre du monde, il est la fin
du monde. Il n'y a pas d'au-delà de l'Homme. Or en ce
moment on est en train de nous dire que la technique est l'au-delà
de l'Homme. L'Homme bionique, l'hyper-corps comme on l'a dit,
c'est un corps qui serait supérieur au corps propre, ce
qui est absolument délirant
Adrien Sina: ces positions reprennent cette fascination
pour le grand pouvoir probablement comparable à la fascination
qui s'est produite face au Nazisme
Paul Virilio: absolument, on est en train d'y retourner
Adrien Sina: on est en train d'y revenir et le mythe du
pouvoir absolu et de l'hégémonie est au cur de
la définition-même de la technique. Mais il y a
aussi aujourd'hui une indifférenciation de toutes les
composantes du réel, dans la mesure où tout peut
se valoir
Paul Virilio: tout peut basculer, d'un côté
ou de l'autre
Adrien Sina: dans ces conditions la question de l'Éthique
devient une urgence. Je suis très sensible aux anciens,
Platon ou Aristote, qui écrivaient les Météores,
la Physique, les Mathématiques et dans la même foulée
écrivaient la Poétique et l'Éthique
Paul Virilio: c'était ça les philosophes
Adrien Sina: et ce problème est le plus oublié
de tous, la plus grande lacune de cette civilisation. "Les
Matrice d'une Éthique Planétaire" sont une
réflexion qui vient à la suite de beaucoup de désillusions.
La désillusion face à toutes les actions fines
que chacun peut mener et qui ne seront jamais entendues par cette
logique planétaire qui broie l'Homme et continuera à
broyer le destin de millions de personnes, le chômage,
les bidonvilles, la démographie qui va augmenter, comment
va-t-on gouverner toute cette population planétaire, quelles
structures démocratiques, quelle équité,
quelle Éthique
Paul Virilio: c'est une bombe, la troisième bombe
comme disait Einstein : Bombe atomique, Bombe informatique, Bombe
démographique
Adrien Sina: et s'il n'y a pas là un contre-pouvoir,
un contrepoids pour appuyer une réflexion Éthique,
non un comité éthique qui dit s'il faut ou pas
poursuivre telle ou telle expérience scientifique, mais
une Éthique du quotidien forgée et mise à
l'épreuve par ceux qui sont réellement concernés,
à la fois les victimes et ceux qui sont au pouvoir
Paul Virilio: Il n'y a pas d'esthétique sans éthique
et pas d'éthique sans esthétique
Adrien Sina: c'est le même mot
Paul Virilio: c'est le même mot, la même racine
et on n'est pas les seuls à le dire, Gombrovitch l'a dit
et beaucoup d'autres... c'est sûr qu'en liquidant l'éthique
on liquide l'esthétique et inversement
Adrien Sina: et je suis arrivé au point où
je me dis que l'éthique pose la question de ce Territoire
que l'on n'a jamais réellement partagé avec aucune
minorité
Paul Virilio: d'où la crise générale
de la ville. Maintenant le problème du Tiers-monde n'est
pas un problème géographique, c'est un problème
urbain. La tiers-mondisation c'est toutes les villes. Bien sûr
qu'il y a des continents abandonnés comme l'Afrique, mais
maintenant la tiers-mondisation n'est pas dans l'étendue
des territoires, elle est dans les cités
Adrien Sina: aux centre-villes
Paul Virilio: aux centre-villes, et bientôt le Tiers-Monde
sera dans toutes les villes, non seulement Calcuta, le Caire,
Washington, mais n'importe où. Il y a une tiers-mondisation
urbaine qui n'est pas de même nature que la tiers-mondisation
nationale, qui est en train d'arriver.
Paris, Vendredi 17 Décembre 1995.
Fragment 2 :
Adrien Sina: une de
mes préoccupations avec la nécessaire reformulation
de la place du corps dans cet civilisation technologique et planétaire
est la question que vous évoquiez :"Quelle est la
ville qui sortira du temps réel ?", quelle est la
ville qui sortira de cette "écologie grise",
de cette pollution de l'espace. Il est toujours possible de faire
de l'architecture avec toute une poétique de l'Homme,
mais l'urgence est ailleurs: reposer la question de la ville
et de ceux qui sont dehors, reposer la question de l'altérité,
où placer l'Autre, où placer cette altérité?
Avant, dans le monde tribal ou féodal, l'Autre occupait
un en-dehors localisable qui lui était propre, le forgeron
occupait les faubourgs, le banni les limites de la cité.
Il y avait un en-dehors. Aujourd'hui, la ville est planétaire,
sans fin, sans localisation précise il n'y a même
plus cet ailleurs pour donner asile à l'exclu, même
plus cet en-dehors
Paul Virilio: ou, il n'y a que de l'en-dehors: "outland"
Adrien Sina: cette réflexion est une urgence et
j'aimerai que nous puissions continuer avec cette interrogation
: peut-être que la ville de demain n'est plus une question
de design ou d'utopie formelle, peut-être que cet espace
virtuel et planétaire passe par l'apparition de nouveaux
lieux où la tâche de l'architecte devrait s'exercer,
telle l'émergence d'un espace Éthique ou juridique.
La cité, à une époque, était politique,
marchande ou industrielle, elle était militaire protégée
par une enceinte. Peut-être que l'Éthique pourra
être un concept pour l'équilibre de la ville. Vous
aviez dit que la ville actuelle était le cadeau de la
perspective du quatrocento. Au Japon je parlais avec un ami architecte
de la nouvelle génération qui me montrait côte
à côte deux dessins de la ville. Le dessin perspectiviste
avec toutes les maisons et toute la mise en scène des
axes urbains était occidental. L'autre, de la même
époque, était japonais. Sur ce dessin il y avait
aussi des maisons - avec une grande précision - entourées
de petits bonsaïs, mais il n'y avait pas d'autre structure
géométrique, les maisons étaient reliées
par des nuages dorés, par une texture immatérielle
et intangible. Il y a cette évaporation énigmatique
des paramètres classiques de l'espace et du temps dans
la culture japonaise.
Mais il y a aussi la ville des sans-abris, cette "dis-location"
cette errance indéfinie, cette perte des distances et
des repères temporels : ils n'ont plus de lieu, il n'ont
plus de nuit ni de jour, ils n'ont qu'une solution qui est de
survivre. Ce même phénomène fait partie des
invariants de la civilisation technologique actuelle où
il ne reste plus qu'une seule finalité, où toutes
les autres pluralités disparaissent en faveur de cette
appauvrissante monotonie. Ce paralélisme fait qu'au lieu
de porter un regard misérabiliste sur les pauvres nous
avons peut-être à y voir quelques signes de la civilisation
à venir
Paul Virilio: les pauvres sont l'avant-garde. Il l'ont
toujours été, et c'est Biblique. Les pauvres sont
les prophètes du malheur, du bonheur à venir. C'est-à-dire
qu'il y a dans la simplicité du pauvre, de l'Autre-pauvre,
comme disait Lévinas, une figure de nous-mêmes.
Nous sommes tous infiniment pauvres puisque mortels. Nous finirons
dans la pauvreté de la mort, nous finirons notre carrière
terrestre dans la pauvreté mortel de la mort et on le
voit aussi bien pour Lévinas qui est mort, que pour Mittérand,
que pour Rabin ou pour Gilles Deleuze. je crois qu'effectivement
la pauvreté aujourd'hui nous interroge sur la réalité,
parce que si je parle en tant que urbaniste en ce moment, la
grande question qui se pose c'est où loger le virtuel
et comment loger le virtuel ? Je rappelle que le virtuel s'oppose
à l'actuel et non pas au réel. Le réel est
composé du virtuel et de l'actuel - passage à l'acte.
La question aujourd'hui, avec le développement, la globalisation
du virtuel, la mondialisation, c'est la virtualisation de l'espace
mondial, c'est rien d'autre. C'est-à-dire que le virtuel
se globalise, se mondialise.
Quelqu'un, hier soir, à une causerie autour de mon livre
me disait : mais c'était déjà pareil le
téléphone. J'ai dit oui, bien sur mais ce n'était
que le commencement. Or aujourd'hui nous assistons à la
synthèse de ce que le téléphone a ébauché
dans la virtualité d'une onde sonore et d'une voix qui
venait à ma rencontre. Aujourd'hui on en est non seulement
arrivé à la télé-audition, à
la télé-vision, à la télé-action,
à la télé-olfaction, on en est à
la complétude, à la plénitude de la virtualisation,
non seulement du son, de la vision, mais du corps, puisqu'on
peut télé-toucher, télé-sentir, télé-agir,
et même télé-aimer. La question est donc,
où loger le virtuel, sachant qu'on est tous logé
dans le virtuel de la mondialisation. C'est-à-dire que
la ville qui vient est une ville virtuelle, une ville-monde virtuelle
et que nous sommes, nous-même en tant qu'Homme - c'est
pour ça qu'il y a autant de chômeurs - logés
dans la virtualisation du marché, dans la virtualisation
de l'économie-monde. Et donc le problème de l'architecte
- je vais d'abord parler de l'architecte - c'est où loger
le virtuel, qu'est ce que le virtuel, celui dont on vient de
parler, celui qui concerne le corps quasiment dans son intégralité,
où le loger dans la maison et comment parler de la ville
à partir de cette question. C'est une question qui nous
dépasse tous. Une question pour laquelle on n'a pas de
réponse, mais c'est surtout une question qu'on n'a pas
réellement posé et que j'essaye de poser - il y
a des résistance à ça.
Ça c'est la première réponse que je peux
donner : où loger le virtuel dans la mesure où
nous logeons nous-mêmes dans une globalisation des relations
inter-personnelles qui est une forme de la ville, une forme invisible
mais une forme active, une forme qui est déjà là.
Adrien Sina: Je me demande si dans une certaine mesure
chez les anciens, chez les présocratiques, la question
de l'Être, le fondement de leur philosophie n'était
pas le lieu où on logeait du virtuel comme surgissement
dans la présence. Les marins grecs à leur tour
interagissaient avec le monde virtuel des créatures de
la mythologie, avec les monstres ou les divinités qui
surgissaient dans la présence, au delà des horizons
connus ou des Colonnes d'Héraclès
Paul Virilio: mais attention de ne pas, à la manière
de Foucault, en revenir aux anciens pour parler de la virtualité
dont on parle en ce moment. Bien évidement que la notion
de virtualité fait partie de la philosophie antique. Celle
dont on parle est une virtualité technique qui est le
produit d'un mode de pensée qui n'a que peu de chose à
voir - relire Heidegger - avec la philosophie antique
Adrien Sina: et si on se place dans une perspective de
dépassement de la technique ?
Paul Virilio: oui, mais on n'en est pas là, on
est dépassé par elle en ce moment ! Le virtuel
dont on parle, et c'est souvent là où il y a des
malentendus avec certains amis, je pense à Pierre Lévy,
c'est que c'est le virtuel des technologies de la télé-présence.
Quand je parle de virtuel je reprends le titre de mon cours au
Collège International de Philosophie : la télé-présence
c'est quoi ? Quand les anciens parlaient du virtuel, ils ne parlaient
pas de la télé-présence permise par les
télé-technologies de la communication. Il faut
donc sérier, même si la question que vous posez
il faudra la reprendre, parce qu'il est évident que la
philosophie antique a beaucoup de choses à nous dire.
Mais, je crois qu'il faut commencer par le fait que la technique
nous domine avant de se référer à la philosophie
antique. À mon avis une des impasses de la philosophie
contemporaine est de revenir aux antiques pour interpréter
la modernité. Je crois qu'il y a une coupure qu'on peut
appeler épistémologique ou cataclysmique - à
mon avis plutôt cataclysmique - qui s'est crée avec
la modernité au XIXe siècle et qui s'est accomplie
dans sa terreur avec Hiroshima et Nagazaki et qui se développe
aujourd'hui avec la Bombe Informatique dont parle Einstein et
qui pose de grandes questions et avant d'aller chercher des équivalents
dans la pensée antique il faut répondre aux questions
qui nous sont posées aujourd'hui par la technique
Adrien Sina: je suis tout à fait d'accord avec
vous. En parlant du monde antique, je souhaitais surtout évoquer
cette cohérence qui enracinait certaines questions de
fond aussi bien dans l'espace du quotidien, dans l'espace poétique,
dans l'espace mathématique des sciences ou dans l'espace
de la géographie. Est-ce que cette même question
de virtualité peut constituer aujourd'hui avec autant
d'enchaînement et de cohérence l'espace de la pensée
et des théories contemporaines, depuis les mathématiques
à la physique ou à l'éthique?
Paul Virilio: la question est trop vaste. Le propre d'une
question est de délimiter un champ
Adrien Sina: tout ceci pour tenter d'approcher mieux le
"où". La question "où loger le virtuel"
demande de le définir, parce que le "où"
qui localise du virtuel n'a plus du tout le même sens
Paul Virilio: je reprenais là la question de l'habitat.
Mon "où" était relatif à l'architecture.
Il n'était pas relié au "où" du
hic et nunc dont je parle par ailleurs. L'architecte aujourd'hui
a à se poser la question du où loger le virtuel
dans l'architecture, ou si on préfère dans l'habitat.
Et à partir du moment où on pose cette question
on peut poser d'autres questions parce qu'on a un peu cadré,
donné un gabarit à la question. Et je crois que
même cette question-là n'est pas posée. Quand
je dis aux gens : regardez un vestibule, c'est un espace semi-public
semi-privé; regardez un sas de décompression, c'est
un espace semi-intérieur semi-extérieur; regardez
une cabine téléphonique, c'est un vestibule sonore,
auditif, essayons d'aborder la question de cette virtualité-là.
Une cabine téléphonique est déjà
un vestibule virtuel pour le son. Donc, essayons d'aborder par
des équivalents. Un lit-armoire breton - je suis breton
par ma mère - est une quasi-chambre: le mot quasi et le
mot virtuel. Qu'est ce qu'un lit-armoire, qu'est ce que c'est
qu'une alcôve par rapport à une chambre, qu'est
ce que c'est que le capsule-hôtel de Kurosawa par rapport
à la chambre d'hôtel traditionnelle. Déjà
des quasi-réponses se précisent. Moi je travaille
toujours comme ça par accumulations qui sont à
la fois logiques, visibles et visuelles - pour ne pas dire plus
- du problème.
Alors quand on me dit : non, il faut partir du simulateur, je
dis : non non, le simulateur je suis désolé, justement
le simulateur a isolé les questions que j'essaye de poser,
il les a rejeté. Un simulateur est une alcôve pour
le pilote, mais son cockpit en est aussi un, la preuve c'est
qu'on peut confondre le cockpit et le simulateur, puisque certains
appareils de combat sont maintenant équipés en
cockpit virtuel, c'est-à-dire qu'ils peuvent décoller
avec leur avion en pleine nuit, brancher leur cockpit en virtuel
et voler en plein jour, c'est-à-dire que les capteurs
permettent avec un suivi du terrain - radar et autre - de donner
une vision de plein jour alors que je vole de nuit, c'est-à-dire
que le cockpit et le simulateur sont devenus une seule et même
chose. Alors c'est le cockpit ou c'est un casque, peu importe.
J'ai envie de dire que ça c'est des questions basiques
auxquelles on pourrait commencer à répondre et
moi j'aimerai bien qu'on essaye de d'y répondre.
Maintenant il y a une autre manière d'aborder la question
du "où", c'est la question du corps, la corporéité.
Les deux arts qui m'intéressent maintenant - en-dehors
de la musique - c'est la danse parce qu'elle réfère
au corps et c'est l'installation vidéo. Je dis bien l'installation,
pas la vidéo - je m'intéresse pas à la vidéo
- ce qui m'intéresse c'est les installations vidéo,
à cheval entre le virtuel et l'actuel, où l'image
est active, elle n'est pas simplement un film vidéo. Et
c'est là où des gens comme Michael Snow - à
mon avis la Région Centrale est une des grandes uvres
historiques - c'est comme Marcel Duchamp, Bill Viola, d'autres...
Donc, la question du corps. Qu'en est-il du corps ? Cet été
j'ai rencontré un de mes lecteurs que j'admire beaucoup
qui est William Forsythe et on va faire un livre ensemble. Après,
il m'a invité au théâtre du Châtelet
pour assister aux répétitions qui sont bien plus
intéressantes d'ailleurs, pour quelqu'un qui s'intéresse
au corps, que la danse elle-même. Et la dernière
chose que je lui ai dite, ce que j'avais dit aussi à Atom-Egoyan,
c'est : méfiez-vous du virtuel, vous êtes les derniers
garants du réel, de l'actuel, du réel dans sa phase
actuelle, c'est-à-dire l'acte du corps; vous êtes,
vous les chorégraphes les derniers gardiens du corps,
avec les hommes du théâtre bien sûr. Et il
m'a dit : mais un sofa est déjà du virtuel, alors
je lui ai dit : oui, j'ai écrit ça, que le confort
est déjà une virtualisation du rapport au corps,
mais là encore ce qui se prépare - la globalisation
du virtuel - est bien plus grave que le siège Pullmann
par rapport au confort du corps. À partir du moment où
l'homme et la femme deviennent surnuméraires, ne sont
plus nécessaire à la destruction - on va bien supprimer
la conscription, on n'a plus besoin des soldats, on a besoin
des robots et des armes - que reste-t-il de l'être, que
reste-t-il du corps, de la corporéité, donc de
la réalité active du corps. Ça aussi c'est
une autre manière d'aborder la question, d'où mon
combat contre le Cybersex, non pas un combat moral au sens étroit,
mais moral au sens supérieur. Le Cybersex est d'une certaine
façon la fin du corps. Si l'on peut aimer son lointain
comme soi-même, comme le souhaitait Nietzsche, on a perdu
le corps au profit d'impulsions et au profits de l'électricité
sexuelle comme le disaient les futuristes. L'électricité
sexuelle c'est le futur, c'est qu'effectivement on fait l'amour
avec une machine même si ces impulsions sont plus ou moins
transformées à partir d'un corps. Là il
y a une énorme question et la Cybersexualité -
je préfère parler de télé-sexualité
est un aboutissement et d'une certaine façon une fin,
une chute. C'est la chute des corps.
Si même l'amour entre êtres peut être téléguidé,
par l'électricité, nous réalisons l'Eve
future de Villiers de l'Isle-Adam, nous réalisons la féminité
virtuelle, virtuel dans le sens total, et donc nous perdons l'être.
Je suis désolé, il n'y a pas d'être sans
la sexualité. Donc, on est aussi devant une autre question.
De quoi s'agit-il, ce n'est pas envisagé non plus. Chaque
fois que j'essaye de dire ça, on rigole. Et ce qui me
rend furieux - je n'ai pas l'habitude, si on lit tout mes livres
je ne parle jamais de sexe, si j'en parle c'est parce que c'est
extraordinairement tragique et c'est pas du tout rigolo. Je ne
suis pas du tout un homme prude, je peux parler des choses érotiques,
je le fais pas souvent mais je peux le faire. Mais quand j'écris
je ne peux pas rigoler avec ça , parce que pour moi c'est
la fin, c'est la chute.
Donc là encore il y a une autre entrée dans le
question. Et là, la question de la pauvreté revient.
C'est la pauvreté absolue, c'est l'homme perdu. C'est
pas l'homme perdu au sens du pauvre perdu parce qu'il n'a pas
de quoi vivre, c'est l'homme qui n'est plus rien, qui n'est plus
qu'un surnuméraire, qu'un homme inutile. Inutile comme
pro-créateur, homme ou femme, comme pro-ducteur ou comme
destructeur. C'est une question tellement énorme qu'elle
mérite au moins d'être posée, mais elle devra
être posée à plusieurs, par des philosophes,
par des médecins, par des femmes, des hommes, par des
prêtres, par des religieux. Elle n'est pas posée,
c'est pour ça que j'étais content de voir que le
Vatican avait fait un colloque sur la Cybersexualité en
Mai dernier - je l'ai cité dans mon livre - alors que
moi j'écrivais là-dessus depuis déjà
un an. Donc, là aussi il y a une grande question.
On n'a pas l'air de parler de la ville, là, mais on en
parle. La ville est le lieu du peuplement. La ville n'est pas
simplement un problème de rempart, de politique, c'est
un problème de démographie. La ville est comme
on le dit en Israël, une colonie de peuplement. Le mot colonie
de peuplement est antérieur à ville. Les villes
d'origine sont des villes tribales : les tribus d'Israël,
pour reprendre l'Ancien Testament. On est là devant un
phénomène qui est démographique à
travers une unité éthnique et tribale. Or c'est
à partir de Jérusalem et à partir des villes
telles qu'on les connaît qui ne sont plus des villes tribales
que la question de la démographie va s'ouvrir au-delà
de l'éthnie à la Cosmopolis, c'est-à-dire
à la rencontre de l'étrange étranger qui
ne fait pas partie de ma tribu. Et c'est la grandeur de la ville,
le grandeur de Jérusalem que d'être la ville des
autres et pas la ville des siens comme les villes tribales des
origines. Donc là aussi il y a d'énormes questions.
Adrien Sina: une des interrogations des Fluctuations Fugitives
avec l'installation vidéo de Liz Diller + Ricardo Scofidio
est la question du Sujet déclinée à travers
une histoire de crime
Paul Virilio: on a travaillé ensemble pour leur
livre sur le Tourisme de Guerre, vous avez dû le voir,
le livre vert
Adrien Sina: tout à fait. Et là avec la
question du crime, une autre particularité apparaît
: le corps a une présence qui se met en jeu dans des situations
spatialement détectables ou compromettantes. Une narrativité
se met en place autour du secret, de la sensualité ou
de l'alibi spatial. En parallèle, il y a les crimes technologiques
où le corps ne laisse pas de trace tangible cependant
qu'il y a de plus en plus de technologies de détection
et de surveillance. Là ce sont des programmes informatiques
qui réalisent des fraudes sur le réseau, sans que
le sujet coupable puisse être repéré
Paul Virilio: ou même posé
Adrien Sina: dans le monde antique, en Grèce comme
au Japon, le sujet était fondu dans un environnement
Paul Virilio: il était au-monde
Adrien Sina: il était au-monde et il se souvenait
de son isolement lorsqu'il devenait coupable et qu'il devait
se défendre. Le sujet prenait brusquement du relief, se
détachait du monde face à une question juridique
qui le relocalisait en tant que corps. Je pense que les questions
éthiques seraient probablement les derniers régulateurs
possibles pour le monde à venir, dans la mesure où
plus aucune régulation n'est possible ni avec la technologie,
ni avec ce sujet tantôt tactile et tantôt diffus
qui ne se soumet à aucune localisation tangible. Peut-être
que de cette tension entre démographie, technologie et
vide juridique pourrait émerger une réflexion éthique
sur la ville à venir
Paul Virilio: alors d'un autre côté, la ville
est contestée par les nouvelles technologies. Elle est
en même temps renforcée et contestée. C'est-à-dire
que à la fois les villes deviennent la banlieuede la ville
virtuelle. Toutes les villes réelles sont la banlieue
visible de la ville virtuelle invisible, de l'hypercentre des
télecommunications, mais en même temps ce qui fait
la ville, c'est-à-dire la nécessité de se
réunir pour se retrouver disparaît, puisqu'on peut
agir à distance. Le mot télé est plus important
que tout ce qu'on a mit d'ailleurs au-delà. À mon
avis, avec télé on a tout dit, c'est pour ça
que je préfère télésexualité
à Cybersexualité. Il est sûr que la ville
est à la fois hyper-renforcée et on le voit dans
les mégacités, dans les villes-mondes, Singapour,
Tokyo,le Caire, Mexico etc. C'est des villes monstres. Est-ce
que c'est encore des villes je n'en suis pas sûr. Je pense
qu'il y a là une question sans réponse, parce que
au même moment où on a cette contraction sur les
hypercentres réels que sont les grandes cités,
ces villes-mondes, au même moment la nécessité
de se réunir est contestée par la possibilité
de l'action et de la présence à distance, de la
téléprésence.
Donc on peut dire que les villes-mondes sont des métastases
de la destruction de la ville. C'est un hypothèse qui
en tous les cas a été posée. Le fait qu'une
ville fasse 40 million d'habitants, 32 million pour Tokyo, l'équivalent
à peu près pour Mexico etc. peut être considéré
comme l'assomption de la ville, sa réussite absolue ou
bien sa métastase. C'est une option, on n'a pas encore
tranché. Moi, j'irai plutôt vers la métastase,
c'est-à-dire que ces villes-là ne seraient pas
des modèles d'urbanisme mais des modèles de la
dissolution des villes dans un ensemble qui n'est plus urbain
et qui n'est plus une banlieue qui est quelque chose qu'il faudra
analyser.
Et puis alors l'autre aspect est effectivement qu'en est-il de
l'urbanisation du temps réel c'est-à-dire de ce
centre qui échappe au corps, qui échappe à
la nécessité de la présence et de la rencontre
de l'autre. Qu'est ce que c'est que cette urbanité-là?
Il y a une urbanité. L'urbanité du prochain est
remplacée par l'urbanité du lointain. L'urbanité
du prochain c'est la ville réelle, c'est l'espace réel
qui domine : centre, périphérie et géométrie.
Dans l'urbanité du lointain dont le comble est la télé-sexualité,
mais c'est aussi le télé-crime, le télé-travail,
la télé-conférence ou la télé-bourse,
là se pose une autre urbanité. L'urbanisation du
temps réel on ne sait pas ce que c'est. on le met en place
sans savoir ce que c'est. Et il y a une déchirure entre
les deux, une perte. Comme je dis toujours il faut reconnaître
qu'il n'y a pas d'acquis sans perte. S'il y a plein de voitures
dans les rues c'est parce qu'il n'y a plus de chevaux. Si demain
il n'y a plus de voiture c'est parce qu'il y aura autre chose
qui l'aura remplacé. Si on prend l'ascenseur on perd l'escalier,
même s'il est là il est mort. Il est là bien
sûr, il est de secours. Est ce qu'on va vers des villes
de secours? Est-ce que toutes les villes - je fais une image
- ne vont pas devenir des villes de secours devant la télé-ville,
la ville virtuelle qui sera l'ascenseur dans la métaphore
de la loi de moindre action: ascenseur/escalier? Est-ce que les
villes réelles ne deviendront pas l'escalier, c'est-à-dire
une chose qui ne sert qu'au cas où, pour les grosses livraisons
ou quand il y a un incendie et puis par contre l'essentiel se
joue dans l'ascenseur, c'est-à-dire dans la télé-ville,
dans la ville virtuelle. Où est la perte? Il y a une perte
dans la déchirure de la ville. ou bien on nie comme la
plupart des urbaniste la réalité d'une ville virtuelle,
d'une urbanisation du temps réel, on dit : non non, ça
marche pas, c'est autre chose, la ville réelle c'est ce
qui compte, c'est la matérialité qui compte et
dans ce cas-là la question, elle ne se pose pas, ou bien
moi je dis qu'elle se pose, c'est-à-dire qu'il va y avoir
deux villes, une ville du temps réel et une ville de l'espace
réel, et qu'il va falloir loger l'une dans l'autre, sinon
on accepte la rupture.
Alors la rupture ça serait quoi? La rupture absolue, ça
serait l'Homme-ville, non plus la ville à domicile de
la télé-action, de la télé-vision
où la ville est à domicile, où l'on peut
dire que le journal de 20h est une place publique où on
"se retrouve" (entre guillemets). Donc la question
se pose, après la ville à domicile, at home, on
aurait la ville en soi, l'Homme-ville c'est-à-dire le
nomade idéalisé qui hyper-équipé
serait une sorte de micro-ville dont le téléphone
modulaire est une image, dont les greffes dans le corps de mémoires
additionnelles, dont le nouveau téléphone modulaire
dans l'oreille qui remplacera le téléphone modulaire
actuel serait une image. C'est une possibilité. La ville
à domicile, elle existe déjà, quand on est
devant sa télévision à 20h on participe
à la ville. On participe comment, ça c'est un autre
problème . On participe, on ne peut pas dire plus. Or
si la ville est possible à domicile, elle est possible
sur soi. Si elle est possible chez soi, elle est possible sur
soi, en soi. Et dont l'être-planète, l'Homme-planète,
l'Homme nomade absolue, dont l'image que j'ai au dessus de mon
bureau - c'est Carpenter qui est autour de la Terre dans son
petit machin, vous connaissez cette vision d'apesanteur de Scott
Carpenter qui est en train de dériver avec son fauteuil
qui est devenu un satellite de la Terre, l'Homme-planète
- c'est effectivement l'Homme-ville-monde dont la recherche est
très avancée chez les militaires. Les nouvelles
technologies voudraient que le guerrier de demain soit un homme
glocal c'est-à-dire branché sur le PC central et
en même temps sur le front, c'est-à-dire une sorte
de micro-processeur ayant toutes les puissances mais en même
temps branché d'une manière cybernétique
sur l'État-Major et au contact de l'adversaire. Donc la
ville sur soi est une possibilité à imaginer après
la ville chez soi. Tout ça c'est des questions ouvertes
qui peuvent être fouillées et qui doivent l'être
parce qu'elles sont toutes en question mais personne n'ose en
parler. On dit nomade, encore une fois le mot ne convient pas.
Je dis toujours qu'aujourd'hui il n'y a que des sédentaires,
que dans un avion on est sédentaire, que dans un train
on est sédentaire, que dans une voiture à part
le pilote on est quasiment un sédentaire, que sur une
moto on l'est moins parce que ça fatigue mais que la tendance
est à l'inertie polaire, c'est-à-dire à
la fixité. Enfin, on peut admettre le terme de nomadismes,
mais à mon avis il masque la réalité.
Adrien Sina: la mobilité n'implique pas le nomadisme,
il y a aussi un esprit
Paul Virilio: je n'étais pas d'accord avec Guattari
d'ailleurs là-dessus. Je lui disais, non, mon Dieu! quand
on est dans un avion on n'est pas des nomades! moi j'ai lu Marco
Polo, je suis désolé, ça c'est des nomades,
il faut marcher, il faut se fatiguer pour être un nomade,
il ne faut pas être transporté, véhiculé,
bagagé
Adrien Sina: le nomadisme a une dimension d'aventure,
lorsqu'on va simplement d'une ville à une autre il n'y
a plus d'inattendu, plus de découverte
Paul Virilio: et puis on n'y va même pas, on y est
mené, on est voyagé, on est rêvé.
On ne rêve pas, on ne voyage pas, on est voyagé,
on est rêvé. Vous voyez, les question qu'on pose
là, ce sont des questions auxquelles personnes n'a répondu
parce que personne ne veut vraiment les poser et en tout cas
pas chez les urbanistes. quand je vois le livre de François
Ascuer "Métapolis" où il reprend bien
des éléments de mes propres livres sur la Métacité,
c'est pour contester, c'est pour dire que je suis futuriste etc.
Chaque fois qu'on essaye de poser une question comme celle qu'on
essaye de poser on est interdit de séjour, en France.
Moi j'ai rarement l'occasion de développer ça.
Donc, je veux dire qu'il y a là un blocage, un énorme
blocage.
Adrien Sina: je suis très sensible au fait que
vous mettiez la question du corps à la confluence de toutes
les autres questions : la ville, la planète et puis le
virtuel et la technologie
Paul Virilio: je vais aller plus loin, vous voyez. Je
l'ai dit dans mon livre et je l'ai développé avec
le Président de Chrétien Sida qui est un Père
dominicain. La question du préservatif est une question
qu'il faut élargir. La télé-sexualité
est la suite du débat sur le préservatif, la suite
du débat sur le harcèlement sexuelle. C'est-à-dire
que d'une certaine façon la question du Sida pose la question
de la fin du contact. Et pas de manière contaminatrice
seulement par rapport à un épidémie, à
un virus ou à une épidémiologie, non, par
rapport à un statut des corps. Et d'une certaine façon
le débat sur le préservatif enclenche la grande
question du préservatif universel dont la Cybersexualité
est une modalité qui dénonce la fin du contact,
la disruption. Disruption qu'est l'assomption du télé.
Si le télé se développe avec la virtualité,
la disruption, la désintégration est à l'ordre
du jour et le débat sur le préservatif est en réalité
une manière très fine d'introduire à travers
le décontamination la désintégration. Il
y a un vrai débat et c'est pour ça que le débat
entre les religieux, le Pape ou l'Abbé Pierre et ceux
qui travaillent sur le Sida est une énorme question. Et
c'est pour ça que j'étais extrêmement furieux
quand les gens de Act-up ont insulté, sifflé l'Abbé
Pierre à propos du Sida, à propos du préservatif.
il n'est pas contre le préservatif l'Abbé Pierre,
mais il posait des bémols. et moi je posais des bémols
à un autre niveau, vous voyez, non plus au niveau du Sida,
mais au niveau de ce que le préservatif à partir
du Sida pose comme question sur le contact. On commence par une
membrane et on finit par l'électro-sexualité.
Adrien Sina: cette question s'est posée il y a
1,5 milliard d'années avec la sexualisation des cellules
Paul Virilio: bien sûr
Adrien Sina: il y a eu une nécessité de
contact pour que la cellule puisse jouer l'Évolution sur
le mode de l'hybridation, de la mutation et de la sélection.
S'il y a perte de contact nous sommes peut-être à
l'aube d'une toute autre histoire de l'Évolution
Paul Virilio: c'est une question aussi grave. On sait
à quel point Einstein a dit vrai en parlant des 3 Bombes.
La Bombe Atomique a enclenché la possibilité de
la désintégration des éléments qui
constituent le monde. Non pas au niveau des stratégies
militaires, mais au niveau du principe on a enclenché
le processus.
Quand Oppenheimer en 45 appuie sur le bouton - à Trinity
Site avant Hiroshima - pour faire sauter la première bombe,
ils ne savent pas où ça va s'arrêter la réaction
en chaîne. Ils appuyent quand-même. Ça peut
les brûler d'ailleurs complètement, puis détruire
peut-être la moitié des États-Unis. la réaction
en chaîne, ils n'ont jamais vu ça. Donc ils ne savent
pas où ça s'arrête. D'ailleurs ils le disent:
on ne sait pas où ça s'arrête, peut-être
c'est un État entier qui passe et nous avec - puisqu'ils
n'étaient pas très loin - peut-être c'est
la moitié des États-Unis, on n'en sait rien...
Première Bombe, première disruption.
Deuxième Bombe, Informatique. Ce qu'on est en train de
dire et ce que vous venez de dire à propos des cellules
prouvent bien que cette puissance est à l'uvre maintenant
dans l'être, dans l'espèce. Et donc le mot Bombe
est bon. Les allemands disent Datenbomb. Wissenkrieg und Datenbomb,
la guerre des connaissances et la Bombe de l'Information. Donc
la question du corps est centrale même. C'est qu'avec le
virtuel c'est plus la société, c'est d'abord le
corps.
Adrien Sina: le corps est l'élément toxique
dans le monde virtuel, c'est la tache que l'on n'arrive pas à
supprimer et qui revient toujours
Paul Virilio: et pareil pour la société!
Regardez, le chômage maintenant est un phénomène
de masse, un phénomène structurel d'élimination
de l'homme ou de la femme comme inutiles et surnuméraires.
le chômage actuel n'a rien à voir avec un chômage
conjoncturel. La pauvreté n'est plus une pauvreté
de famine, de misère, c'est une pauvreté d'élimination,
d'extermination de l'utilité de l'être. Tout simplement
parce que la Bombe informatique commence à exploser. alors
elle explose dans le travail, c'est-à-dire dans la pro-duction,
mais elle explosera aussi dans la pro-création et le préservatif
universel est là pour rappeler cette possibilité
: le télé-sexe c'est ça.
Voilà ce qu'on peut dire dans un premier temps. C'est
des questions ouvertes qui sont malheureusement interdites de
séjour. Ce qu'on a abordé là, vous et moi,
on ne l'entend pas, on ne veut pas l'entendre. Je ne peux pas
en parler en France. Je peux en parler avec des amis étrangers,
je ne peux pas en parler en France, c'est interdit de séjour.
Les urbanistes ne veulent pas que l'on parle de cette possibilité
d'une ville virtuelle qui viendrait parasiter la ville réelle.
C'est du futurisme, de la science-fiction. Si on parle de la
question des corps, de la question de la téléprésence.
J'ai fais 4 ans de séminaire au Collège International
de Philosophie. J'ai démissionné après 4
ans - j'étais nommé pour 6 ans. À part Derrida
qui étais intéressé, les philosophes ne
voulaient pas aborder la question de la téléprésence.
Ils en étaient encore à la présence. Donc
là encore interdit de séjour. On peut continuer
comme ça. J'espère que vous y arriverez vous.
Il y a une là question philosophique majeure, une question
philo-physique parce que pour la situation actuelle il faut faire
se réunir de nouveau la physique et la philosophie. J'en
parlais hier aussi dans cet entretien, le grand malheur c'est
qu'Einstein et Bergson n'ait pu dialoguer. Ils se sont rencontrès,
ils ne se sont pas compris. Bergson a trouvé que c'était
complètement idiot ce que lui racontait Einstein et Einstein
n'a pas compris ce malentendu avec Bergson. S'il y a quelqu'un
qui pouvait comprendre Einstein c'est bien Bergson, mais il n'a
pas marché.
La question du temps et de l'information implique inévitablement
le retour de la physique à la philosophie et de la philosophie
à la physique. On ne pourra pas traiter de la question
du temps en temps réel qui permet la télé.
Je rappelle que la révolution actuelle n'est pas une révolution
de l'information, c'est une révolution de la télé,
c'est-à-dire des transmissions et des émissions.
C'est parce qu'on émet et on reçoit à la
vitesse de la lumière que le phénomène de
l'information est un phénomène important. Si l'information
en elle même n'est rien, c'est le feed-back qui compte.
C'est donc le fait d'avoir butté contre le mur, d'avoir
atteint le mur de l'accélération, c'est-à-dire
de la vitesse électromagnétique. Donc là
encore c'est une question qui est interdite.
Adrien Sina: je suis très attaché à
votre rapprochement entre la physique et la philosophie. Mes
réflexions sur les Fluctuations Fugitives amorcaient une
interprétation singulière de ce passage du Timée
(30a-36b) où Platon évoque la question d'un Vivant
à échelle cosmologique. Là, contrairement
aux idées reçues ce sont des équations amorphes
et organiques, des géométries courbes et inflatoires
qui définissent les paramètres instables ou fluctuants
du Temps et de l'Espace. Tout ceci préfigure une vision
des réflexions futures où la physique et la biologie
feront corps, puisque la physique ne décrit plus un monde
mécaniste et que le biologique n'est plus uniquement organique
: les puces informatiques à mémoire génétique
qui interagissent avec des circuits optiques, les macro-phénomènes
du vivant aux échelles géographiques ou les épanchements
épidémiques procèdent des mêmes questions
de chaos
Paul Virilio: d'aléatoire
Adrien Sina: de complexité ou d'indétermination
que les turbulences météorologiques ou macro-climatiques,
que les fluctuations quantiques ou cosmologiques. Et en pensant
à ce que vous disiez à propos de cette rencontre
manquée entre la physique et la philosophie, il s'est
opéré je ne sais quand une brisure de symétrie,
une différenciation entre les forces comme dans les transitions
de phases en physique, qui a donné lieu à la brisure
de cette symétrie entre le Ciel et la Terre qui définissait
le monde antique. C'est probablement une des raisons qui font
que symboliquement nous sommes désorientés, c'est-à-dire
que nous ne savons plus quel type de civilisation nous sommes
en train de préparer et nous n'avons plus de cap à
tenir
Paul Virilio: c'est ce qui fait qu'on est dans le Babelien
supérieur. Le Babelien inférieur c'était
la Tour et le Langage, le Babelien supérieur, c'est effectivement
la confusion de l'information et des temps. La confusion des
temps, la phrase de Shakespear: "le temps est hors de ses
gonds" dans Hamlet, c'est fabuleux, c'est-à-dire
que le temps historique c'est le temps de l'alternance du jour
et de la nuit c'est le temps des cycles, des fuseaux horaires,
mais aussi et c'est pour ça la notion de gonds, la Terre
fait tourner le jour et la nuit et le temps est le temps du jour
et de la nuit. Maintenant on a créé un temps en
dehors des gonds et on a réalisé Shakespear. Donc
"le temps est hors de ses gonds", c'est une phrase
de Shakespear qui s'accomplit totalement, on peut appeler ça
le temps mondial ou le temps réel, mais c'est un temps
hors de ses gonds.
Alors une autre illusion qui est extraordinaire, je le dis dans
la préface de La Vitesse de la Libération, c'est
l'illusion qu'en dehors des surfaces habitables de l'atmosphère,
des atmosphères, il y a de l'espace. C'est l'idée
de la conquête de l'espace, du ciel ouvert. Mais attention,
il n'y a pas d'espace dans le cosmos, il y a un vide intersidéral,
vide relatif, mais c'est sûrement pas de l'espace. Même
si on peut y aller nous sommes devant une coupure radicale. Ce
qui se passe sur la Lune et entre la Lune et les étoiles
n'est pas de l'espace. Le temps pour l'homme est dominant. Donc
là il y a un débat, il faut revenir, l'espace est
limité à l'habitabilité. Les planètes
sont les lieux de l'espace parce que ce sont les lieux de l'habitat
et là aussi il y a d'énormes questions.
Adrien Sina: cependant la trace de l'habitation humaine
à déjà atteint avec les sondes Pioneer et
Voyager les confins du système solaire
Paul Virilio: oui, bien-sûr, mais ce n'est pas de
l'espace
Adrien Sina: il y a une dimension dans l'expansion de
l'espace qui lie l'habitation humaine aux limites les plus éloignées
de ses savoirs et de son imaginaire depuis des millénaires
Paul Virilio: ce n'est pas de l'espace, pour l'instant
on appelle ça de l'espace parce que c'est plus simple,
parce qu'il y a la possibilité de passer, mais c'est pas
parce qu'on peut passer de la Terre des hommes au vide intersidéral
qu'il s'agit d'espace. J'ai commencé à parler de
ces choses-là dans l'Espace Critique et d'une certaine
façon ça introduisait la possibilité d'un
espace virtuel. Et donc moi je crois que - vous avez dit la rupture
entre le Ciel et la Terre - je crois qu'il y a une autre rupture
qui est en train de s'établir entre la Terre de l'espace
et le monde du Temps où le temps est dominant. Les sondes
qui sont partit à la découverte et demain des Hommes,
ne sont en réalité pas dans l'espace, ils sont
dans le trajet de leur véhicules comme on est dans le
trajet d'un TGV et on n'est pas dans le paysage. Sauf que dans
le trajet de leur fusées et de leurs sondes on ne peut
pas descendre en marche, parce que c'est inhabitable. Il y a
une énorme question. Là encore c'est une énorme
question et c'est un des grands thèmes pour moi ce "outland".
Le film "L'Étoffe des Héros" est la célébration
hollywoodienne de la conquête de l'Espace, ces hommes qui
veulent échapper grâce à la vitesse de libération
à l'habitat de la Terre, à l'habitat-monde, et
le film "Apollo 13" c'est : on rentre à la maison.
C'est pas ceux qui partent, c'est ceux qui rentrent
Adrien Sina: c'est ceux qui ont un corps aussi
Paul Virilio: eh oui, eh bien sûr. Et ce qui est
très intéressant dans Apollo 13 c'est le moment
où Cooper s'aperçoit que ce n'est pas sûr
qu'on rentre, ils ont encore quelques petites fusées pour
alligner la Terre et la question se pose: on pourra pas se servir
beaucoup des fusées pour alligner la rentrée. Alors
il y a deux solutions: on vise la Terre et on sait qu'on va se
brûler dans les hautes couches de l'atmosphère parce
qu'on va arriver trop net, ou on prend l'hypothèse d'échapper,
de ricocher et de partir dans le vide - non pas dans l'espace
- et les trois disent: non on rentre à la maison, on préfère
brûler en rentrant dans les couches de l'atmosphère
que de partir dans le néant que l'on appelle espace. Je
trouve ça très important. C'est la première
fois que la conquête de l'espace repose la question de
l'habitat, de l'être-au-monde
Adrien Sina: d'appartenance à la planète
Paul Virilio: plus qu'à la planète au sens
d'une ville, c'est au sens de l'être-au-monde. Mais là
encore, vous voyez que ces questions-là se touchent toutes.
La ville-monde elle est liée à cela. La ville du
temps réel elle est liée à cette question
là
Adrien Sina: mais tant qu'il n'y a pas de menace ou de
danger réel on n'a pas cette notion de mise en relief
d'un monde, de localisation d'un habitat. On a besoin de guerre
pour défendre un territoire
Paul Virilio: de guerre ou d'accident, l'accident d'Apollo
13 ou tout d'un coup pour eux revoir la Terre au loin devient
quelque chose d'extrêmement important
Adrien Sina: mais pensez-vous que tout ceux qui sont dans leur
confort comme vous le disiez pourront se saisir de ces questions
tant que toutes ces menaces demeurent quasiment potentielles
ou virtuelles
Paul Virilio: elles commencent à être réelles
à travers le travail. Le fait d'arracher le travail à
l'homme et c'est la tentation actuelle avec l'hyprer-productivité
des machines et des robots, c'est le début. On ne peut
pas retirer le travail de l'Homme. Il y a en ce moment une énorme
question qui est tombée sur les peuples et là ça
touche tout le monde à travers le chômage, à
travers les gens qui sont dans la rue. C'est : demain on travaillera
plus. Et comment on va vivre? Ça personne ne répondra.
Et quand la Gauche dit on va partager le travail et quand on
dit on va réorganiser les petits boulots, vous vous moquez
du monde ou quoi? Vous savez ce que c'est l'uvre? Vous avez tellement
pensé au travail comme aliénation à travers
le marxisme que vous n'avez encore pas compris à quel
point être et faire c'est la même chose. Si vous
retirez le faire, vous retirez l'être. Et par contre des
million de gens commencent à comprendre ça dans
le monde entier. Les événements de Décembre
en France ont été un signe, mais il y en aura d'autres
dans le même sens
Adrien Sina: je suis très sensible au point de
vue éthique de vos préoccupations vis-à-vis
de l'uvre et de l'être. Je pensais aussi qu'il fallait
se débarrasser du mot travail qui est lié à
une codification, et que l'uvre humaine serait plus appropriée,
toute cette uvre qui n'est jamais reconnu comme travail par aucune
législation et qui s'accompli pour la survie au quotidien.
Et cette uvre silencieuse , cette résistance muette est
probablement plus difficile à arracher au réel
que ce que l'on pourrait croire
Paul Virilio: en tous les cas c'est à travers cette
question que se fait entendre à l'échelle du monde
entier, des plus pauvres, des plus riches, des plus intelligents,
des plus idiots, la question qu'on a abordé ce soir à
travers la suppression du travail - je ne parle pas de salaire
mais de travail. Si l'Homme est inutile comme pro-créateur
et comme pro-ducteur je me demande à quoi il sera utile.
C'est la grande question. S'il est inutile comme soldat - je
rappelle la tripartition: le Prêtre, le Paysan, le Soldat
- s'il est inutile comme soldat, s'il est inutile comme travailleur,
paysan ou ouvrier, s'il est inutile comme procréateur
- ingénierie génétique - je me demande à
quoi l'homme est nécessaire politiquement. Or cette question,
encore une fois n'est pas posée. Ce sont des questions
tragiques et tant qu'on n'osera pas ensemble et pas seulement
à deux de poser vraiment toutes ces disparitions : et
du travail et de la production et de la procréation et
de la destruction - c'est un métier de faire la guerre
- on n'aura pas posé la question de la virtualisation,
la question des corps, la question de l'être-au-monde
Adrien Sina: beaucoup de contributions théoriques
aux Fluctuations Fugitives posent cette question du corps avec
cette nécessaire redéfinition de sa place dans
cet environnement technologique. Et comme vous dites, tant qu'on
n'a pas fait cette démarche, aucune réflexion sur
la ville ou sur l'architecture n'a de validité
Paul Virilio: et en plus aucune réflexion sur la
pauvreté ne pourra vraiment s'adapter à la pauvreté
contemporaine. Il y a quand-même une chose qui est extraordinaire:
la pauvreté est toujours nouvelle. Il y a toujours des
veuves, des orphelins, des gens qui meurent de faim mais les
conditions de leur pauvreté ne sont jamais les mêmes.
Et donc le renouvellement de la pauvreté est en soi un
problème. Or pour répondre à la pauvreté
contemporaine il faut réfléchir à sa nature,
pas simplement donner à manger aux miséreux, à
ceux qui meurent de faim, ou vêtir des orphelins, mais
qu'on trouve la nature de la pauvreté
Adrien Sina: la pauvreté doit indiquer le chemin,
c'est un signal, un signal à la fois d'alarme
Paul Virilio: et prophétique, elle est prophétique
Adrien Sina: elle est aussi un signe prémonitoire.
Il y a une dimension de grandeur dans ce signe, mais qui saura
le lire? On essaye plutôt de gommer ce signe, de le cacher,
de le chasser hors de vue
Paul Virilio: oui parce qu'on a peur
Adrien Sina: on a peur de l'interpréter
Paul Virilio: on a toujours peur des signes. d'ailleurs
on peut dire que ce qui s'est passé en Décembre
est d'une certaine façon une manifestation de peur collective.
En ce moment la France meurt de trouille et moi ça me
rappelle ce que j'ai connu pendant la guerre. La peur individuelle
tout le monde sait ce que c'est mais ça n'a rien à
voir avec la peur collective. La peur collective, comme on a
dit, est une peur contagieuse et elle déclanche des fantasmes
de toutes natures qui peuvent aller jusqu'au pire. On ne peut
rien comprendre à l'Allemagne Nazi, au Fascisme ou à
des phénomènes de possessions collectives sans
la peur collective. et pendant les périodes riches, les
30 glorieuses, on n'avait pas cette peur-là. Il y avaient
toujours des peurs individuelles mais pas de peur collective
puisqu'il y avait une richesse, un plein emploi. On ne peut pas
savoir ce qui peut sortir - et c'est l'homme qui a vécu
la deuxième guerre mondiale qui vous parle - on ne peut
pas savoir ce qui peut sortir de cette contagion de la peur collective
en France et dans le Monde.
Les phénomènes de panique sont des phénomènes
politiques, pas simplement des phénomènes psychologiques.
J'avais écrit un texte dans la revue Traverse qui s'appelait
"Ville-panique" où on analysait les phénomènes
de peur liés à un événement, à
un tremblement de terre, à une contamination, à
la peste. C'est un état.
La peur individuelle et la peur collective ne sont pas de même
nature, je dirai que la peur individuelle est utile, la peur
collective est souvent nuisible parce qu'on ne sait pas où
on va
Paris, Jeudi 11 Janvier 1996.
Publication: INTER Art Actuel , n° 66 , "L'Urbanité
Virtuelle -
l'Être-au-Monde au Temps Réel", entretien Paul
Virilio - Adrien Sina, Québec, Juillet 1996
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