"A défaut d'un territoire de partage, d'écoute
et d'humilité, d'un territoire pour tous ceux que l'on
rejette, tous ceux que l'on abandonne et tous ceux que l'on oublie,
il faut le Droit." |
irus(s)er
les choses", partout
et contre tout. S'il fallait trouver le fil d'Ariane à
la conduite d'Adrien Sina, ce pourrait être cette position
"alternative" qu'il adopte vis-à-vis
du monde. L'homme a de multiples qualités: artiste, il
expose à Paris en ce moment (1); architecte,
théoricien et urbaniste, il intervient dans des colloques,
à la Fête de l'Internet; philosophe et citoyen,
il lance un Parlement virtuel des minorités sur son site
web, tisse des liens entre "Héraclite et la ville";
professeur, il enseigne la "performance multimédia"
à de jeunes artistes. Car "rien ne vaut une démarche
à la Molière: itinérant pour virus(s)er
l'époque", pour "résister", "se
salir les mains", "aller contre la culture informatique",
"inventer" et être "un électron
libre". Ainsi parle Adrien Sina, 37 ans, avec toujours
le souci de bien se faire comprendre, la peur qu'on se méprenne
sur ses intentions, ses obsessions. A la première rencontre,
inversant le rapport interviewé-intervieweur, c'est lui
qui vient avec un dictaphone.
Adrien Sina parle d'une voix douce et véhémente
à la fois, passe d'un sujet à l'autre en brassant
les mots à mesure qu'il chasse sur la table d'invisibles
miettes. La fusion pluridisciplinaire, qu'il enseigne cette année
en atelier à l'ècole régionale supérieure
d'arts plastiques de Tourcoing, il la maîtrise, passant
sans sourciller des robots liquides organiques ñ un des
projets sur lequel il planchera à l'automne, en résidence
d'artiste du Pasadena Art Center (Etats-Unis) ñ au Parlement
virtuel des minorités. Sur son site, qu'il vient de peaufiner
au CICV (un centre de production artistique multimédia),
il présente les "matrices d'une éthique
planétaire", texte fleuve et juridique
écrit de sa main, qui servirait de base de discussion
(ouverte aux internautes) pour une "citoyenneté
politique à l'échelle de la planète".
Parce que, "á défaut d'un territoire de
partage, d'écoute et d'humilité, d'un territoire
pour tous ceux que l'on rejette, tous ceux que l'on abandonne
et tous ceux que l'on oublie, il faut le Droit".
Du droit contre l'arbitraire, il en vient à parler du
corps, et d'"Hygiène", l'exposition à
laquelle il participe au côté d'architectes (Diller-Scofidio),
d'artistes (Orlan) et de photographes (Sandy Skoglund). Sa contribution:
trois miniécrans plats, reliés entre eux et éclairés,
sur lesquels sont scotchées ("avec du matériel
chirurgical", précise-t-il) des photos de traces
du corps: seringues, compresses de sang, cheveux... L'installation
s'intitule [hygiene/e-gene] ~ :: [identity crime] ~ .
Crochets et signes cabalistiques sont du ressort de l'artiste,
qui en truffe la plupart de ses écrits, comme une sorte
de signe distinctif, pour être "contre" l'écriture.
Ces images sont "les déchets de notre hygiénisme
technologisé", qui "peuvent se retourner
contre nous, trahir nos secrets les plus intimes, innocents ou
pervers, transformer chacune de nos traces en piéces à
conviction d'un crime, celui d'avoir eu une identité".
L'écran vidéo souligne la convergence entre ces
traces "physiques" et celles que laisse l'individu
dans l'univers technologique (numéro de Carte bleue, identités
électroniques...), alors que le corps n'y a pourtant plus
sa place.
Mais quel rapport peut-il bien trouver entre l'hygiène,
Héraclite, la technologie et les bidonvilles ? "Il
y a une proximité, un parallélisme entre le bidonville,
ses habitants et le cyberespace, une continuité de la
chair individuelle à la chair collective", dit-il
tranquillement. Il faut souvent l'interrompre pour tenter de
suivre la logique de son raisonnement. Non pas que le débit
soit trop rapide, mais il aime tellement les mots qu'il finit
par parler pour ne rien dire, pour le plaisir de les mélanger,
à coups de "morphogenèse", "embryogenèse
d'un vivant cosmologique", "fluctuations fugitives
et transitions amorphes".
Derrière cet enchevêtrement de la pensée,
ce fatras intello-jargonisant, Adrien Sina a une constance: l'éthique.
Une éthique de la responsabilité, celle qui fait
que les artistes posent les "questions les plus oubliées
des politiques contemporaines". Type: "Quelle
place restera-t-il au corps face aux paramètres structurels
d'un environnement technologique qui le remet en question jusque
dans ses droits les plus fondamentaux?" Virus(s)er l'époque,
c'est aussi expliquer, tenter de trouver des solutions: "Les
myxomycètes (des amibes qui adoptent un comportement
"social" quand elles sont en danger de mort, se regroupant
pour survivre, ndlr) ont le sens de l'être-ensemble,
un sens qui les renseigne sur leur position relative par rapport
aux autres."
Et c'est tout naturellement qu'Adrien Sina est passé,
en l'espace d'une demi-heure à peine, de l'éthique
planétaire aux myxomycètes. Car son credo, à
la frontière entre art, architecture et science du vivant
(ses mentors s'appellent Louis Bec, zoosystémicien, et
Paul Virilio, urbaniste), c'est l'avènement d'une "civilisation
organique". De quoi s'agit-il donc encore? Et
le virus(s)eur d'expliquer: "La société
postindustrielle, je n'en vois pas les effets: on a jeté
l'industrie, mais on pense encore en mode industriel. Il y a
pourtant une piste de recherche, celle du dépassement
homme/machine en faveur du corps." Il est urgent, dit-il,
de dépasser la machine, "inférieure à
l'homme", donc "vouée à disparaître",
de penser l'architecture et le corps qui va avec, de "réfléchir
sur le vivant en regardant les solutions posées par le
vivant". Lui aimerait développer la robotique
"organique", des "microrobots vivants,
liquides, à base de bactéries". Et quand
on lui dit que cela semble au mieux utopique, au pire, totalement
farfelu, il répond: "Au Japon, ils ont inventé
des cafards mécaniques, de vrais cafards sur lesquels
on greffe un ordinateur pour en faire des "agents"".
(1) Hygiène,
jusqu'au 14 mai à l'espace d'art Yvonamor Palix :
13, rue Keller, Paris XIe. Du mardi au samedi de 14 h à
19 h. |